Tokihiro SATOH
Artiste accueilli en résidence en été 1993. Tokihiro SATOH est né en 1957 à Yamagata ( Japon ).
Dans un texte qu’il consacrait à la série des “fenêtres” du photographe japonais Tahara Keiichi, le critique et historien d’art Bernard Lamarche-Vadel rappelait que le photographe, tirant les leçons de l’histoire de l’art moderne (la photographie devient dès son origine et par sa nature même le dépositaire du sujet), développe cependant un art “qui tient moins au sujet qu’il se décide d’affronter dans une grande leçon de banalité (rejoignant ici Beckett ou Morandi), que dans la manière dont il va objectiver, c’est-à-dire rendre sensible les moyens, la forme de l’immobilisation d’un sujet”.
Ainsi, et on en vient au coeur même de la procédure artistique de Tokihiro SATOH, le photographe décompose la réalité, la fragmente, la retourne, reconstruit les plans, stigmatise les lignes, fixe le sujet (par un double jeu d’interventions sur lequel nous reviendrons) dans une immobilité glaciale, non plus pour révéler ce qui serait à voir ou ce qui serait donné à voir, mais davantage pour affirmer le support et les conditions de sa vision. Ainsi, le spectateur des oeuvres de Tokihiro SATOH est d’emblée renvoyé à s’interroger sur les conditions qui, réunies, autorisent le regard du photographe artiste, plutôt que sur le seul sujet paralysé par la procédure d’enregistrement dans cette perspective singulière d’une décomposition du regard.
Cette décomposition du regard, cette modalité constitutive de l’image, elle est essentiellement le fait du cadrage, et à l’intérieur de cet espace délimité, de restitution par l’artiste de l’objet photographié. Elle est également et nous en mesurons l’importance chez Tokihiro SATOH, le fait de l’action de la lumière. Le cadrage est sans doute historiquement le lieu idéal de la décomposition du réel. C’est ici que le photographique fixe le visible par la découpe d’un fragment d’une réalité plus large. Dans les images qu’il nous propose de la centrale de Golfech et de la bastide de Monflanquin, le cadrage est similaire, frontal, réalisé à hauteur d’yeux, sans recherche d’extravagances ou de ce que Charles Nègre dans les années 1860 aurait appelé “le pittoresque”. Les vues sont froides, banales, comme pour exorciser le sujet. Ici, au contraire des tenants de la vision moderniste, Moholy Nagy, Germaine Krull ou Rodtchenko, par exemple, qui se sont passionnément, dans les années 20, intéressés à l’architecture industrielle, pas de déréalisation du sujet, pas de basculement de la vision, pas de tentative de restitution de l’objet photographique dans une efficacité visuelle immédiate. Rien de tout cela, si ce n’est une vision neutre, frontale qui, à la manière des photographes allemands Bernd et Hilla Becher, documentent la réalité des lieux qui la constitue.
Ce que révèlent, sans élaborer de hiérarchies visuelles, les images de Tokihiro SATOH, par leur lente imprégnation de la lumière sur le film négatif (deux heures), c’est la force d’un théâtre des réalités où seuls se figent dans une intensive immobilité les éléments d’un décor qui s’imposent par image dans une répétition structurale du dispositif photographique. L’important bien entendu, ce qui frappe très vite le regard du spectateur, c’est évidemment cette danse de points lumineux, cette modalité lumineuse dont une lecture rapide pourrait faire songer à une tentative d’indicialisation de l’image. Mais au-delà de l’effet, la procédure s’avère plus complexe car cette oeuvre enregistre en fait deux ordres qu’elle combine et qu’elle synthétise.
Ces deux ordres pourraient être des valeurs disjointes ou même contradictoires. D’une part ce qui apparaît de la vue ; le paysage (architectures, vues de ville, vues de campagne) avec son cortège de significations (lieux de mémoire, rapport à l’histoire, à la disparition) et d’autre part ce jeu de point lumineux que Tokihiro SATOH réalise en marchant dans le paysage et en réfléchissant, à l’aide d’un miroir, la lumière sur le film photographique. Plus que la trace de son parcours dans le cadrage de la photographie, (dont les artistes du Land-art ont révélé depuis longtemps la virtualité), plus que le simulacre de la présence du corps dans un théâtre vide, Tokihiro SATOH s’interroge à nouveau sur la lumière, cet objet privilégié dans l’histoire de la photographie qui à l’égal du cadrage demeure constitutif du fait photographique. Ces éclats de lumière qui s’imposent violemment dans le paysage, prennent ici valeur de matière, ils deviennent sujets qui s’opposent au motif, qui le troublent et le font disparaître.
C’est dans cette oscillation, ce balancement entre deux pôles contradictoires que le cliché fonde les conditions de l’existence de l’oeuvre.
Ces éclats lumineux, figure dans la figure de l’image, nous dérobent le motif.
Ils l’éclatent, le fragmentent, le pétrifient, et le sédimentent. Ils renvoient le motif au statut de décor, de monument, à sa seule valeur d’objet de l’histoire. Cette lumière nous indique au fond toute la distance entre ce que nous sommes et ce qui fut. Elle devient le fait, la marque intemporelle de cet écart entre mort et vie. Au fond, Tokihiro SATOH s’immerge ici dans un des socles fondateurs de la culture japonaise où la lumière est le contraire de l’instrument qui dessine les formes mais demeure avant tout cet espace de médiation où le motif se dilue lentement dans une respiration qui le conduit au vide.

Edition réalisée dans le cadre de la résidence à Pollen – Epuisée –
Catalogue 16 pages + couverture – 18 x 26 cm
10 photographies
Texte : Bernard Millet